Le tiare tahiti, plante emblématique de Polynésie française

Figure 1 : Fleurs mâles de Gardenia taitensis – Photographe : J.-F. Butaud CC BY-NC-SA 3.0 FR

Figure 1 : Fleurs mâles de Gardenia taitensis – Photographe : J.-F. Butaud CC BY-NC-SA 3.0 FR

Le CNPMAI a accueilli depuis le 3 août 2020 une nouvelle chargée d’étude au sein de son équipe. Margaux Perchet a découvert les plantes aromatiques et médicinales à travers l’étude interdisciplinaire (botanique, ethnobotanique et agronomique) qu’elle a mené à l’occasion de son mémoire de Master en 2017 sur le tiare tahiti – Gardenia taitensis D.C. – plante emblématique de Polynésie française [1], dont elle nous raconte l’histoire.

Il y a maintenant plus de 1000 ans [2], des peuples de l’océan Pacifique bien connus pour leur qualité de grands navigateurs explorent des territoires inhabités. Ainsi, voguant d’Ouest en Est, les Polynésiens importent près de 70 plantes vivrières et médicinales (Butaud com. pers.) lors de leurs premiers voyages vers la Polynésie française, territoires insulaires à la superficie égale à celle de l’Europe (cf Figure 2). Parmi elles, le tiare tahiti (Gardenia taitensis – Rubiacées), un arbuste réputé pour ses grandes fleurs blanches odorantes, devenu un des emblèmes de ces îles. En effet, ses fleurs comme ses feuilles sont utilisées dans la pharmacopée et cosmétopée polynésienne ; vous devez sans doute déjà avoir entendu parlé du monoï de Tahiti. Le monoï est fabriqué traditionnellement à base de lait ou de râpe de coco qu’on laisse exposée au soleil plusieurs semaines pour en extraire son huile. Au début de cette extraction, on ajoute des fleurs de tiare tahiti (sèches ou fraîches) qui macèreront dans cette huile pour lui donner son odeur et ses vertus. Le tiare tahiti fait donc partie des nombreuses plantes importées à avoir été multipliées par marcottage ou bouturage, techniques plus que maîtrisées par ces populations à l’époque. Cependant, bien qu’en horticulture polynésienne, le mode de reproduction actuel du tiare tahiti soit toujours la multiplication végétative, cette plante est en fait fructifère, ce que la plupart des Polynésiens ignorent. En effet, son aire d’origine s’étend des îles Vanuatu aux Samoa en passant par Fiji, Tonga, Wallis & Futuna, et Niue [3,4] (cf Figure 3).

Figure 2 : Carte représentant les différents archipels de la Polynésie française. Les îles visitées au cours de l’étude sont entourées en rouge. Le nom des îles mentionnées dans le texte est écrit en gras. (Margaux Perchet · Septembre 2020 · CC BY NC SA 3.0 FR)
Figure 3 : Carte représentant les aires d’origine et d’introduction ancienne du G. taitensis au sein de l’Océan Pacifique. (Margaux Perchet · Septembre 2020 · CC BY NC SA 3.0 FR)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans son aire d’origine, elle est trouvée à l’état naturel sur les littoraux calcaires soumis aux vents marins où certains pieds produisent des fruits dont se délectent les insectes environnants, et quelques oiseaux [5,6,7]. A l’inverse, l’étude montre que l’on ne trouve quasiment jamais de baies matures dans l’archipel de la Société (cf Carte 1), mais parfois de petits fruits stériles sans formation de graines (parthénocarpie partielle supposée). Après observation de ces individus, on remarque en fait que certains pieds ne produisent que des fleurs femelles, alors que d’autres pieds « dits mâles » produisent des fleurs mâles (cf Figure 4 & 5) mais qui, sous certaines conditions (stress lié à la taille, tempêtes…), deviendraient hermaphrodites : le tiare tahiti est donc une plante gynodioïque[1].

 

Figure 4 : Fleurs de tiare tahiti et leurs organes reproducteurs respectifs (à gauche fleur femelle, à droite fleur mâle) – Photographe : J.-F. Butaud CC BY-NC-SA 3.0 FR
Figure 5 : Différence de production de fleurs flagrante entre un pied « dit mâle » (à gauche) et un pied femelle (à droite) – Photographe : J.-F. Butaud CC BY-NC-SA 3.0 FR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La rareté de pieds femelle dans l’archipel de la Société s’explique d’une part car les pieds « dits mâles » sont bien plus florifères que les pieds femelles, et d’autre part, car ces fleurs sont utilisées en grandes quantités dans la région. L’usage de la plante a donc poussé les polynésiens à n’importer que des plants « dits mâles », clonés et sélectionnés depuis si longtemps. L’étude a également permis de distinguer quelques différences phénotypiques qui nous amène à penser que la sélection des polynésiens aurait abouti d’une part à un cultivar évoluant sous l’influence humaine en Polynésie, et d’autre part à une forme sauvage confinée à son aire d’origine.

On retrouve donc un cultivar et une forme sauvage pour le tiare tahiti, mais pas que … Le tiare tahiti est en fait aussi capable d’hybridation avec ses cousins, hybridation fertile interspécifique, que l’on a su mettre en évidence sans pouvoir réellement déterminer les parents de celle-ci. Avis alors aux horticulteurs passionnés comme professionnels : pour s’assurer d’une génétique pure de Gardenia taitensis, il est préférable de perpétuer les techniques ancestrales de reproduction végétative. Enfin, cette étude a permis de mettre en évidence l’existence d’une nouvelle espèce non décrite dans le milieu de la botanique, endémique des îles Marquises (archipel situé le plus au Nord de Polynésie française), nettement dioïque, disparue à l’état sauvage mais largement cultivée aux Marquises et dans la Société.

Figure 6 : Fruits de tiare tahiti à différents stades de maturité (baies déhiscentes) – Photographe : J.-F. Butaud CC BY-NC-SA 3.0 FR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la croisée des sciences botaniques et ethnologiques, cette étude interdisciplinaire analyse une légende qui confirme les techniques culturales des Polynésiens et le transport de ces plantes : celle du tiare Maurua (ancien nom de l’île de Maupiti). La légende raconte que le tiare tahiti existait originellement uniquement sur Maupiti, puis aurait été transporté sous forme de marcottes par une jeune femme, Hinaraurea. Ile la plus à l’Ouest des Iles-Sous-le-Vent (cf Carte 1), Maupiti dispose également des conditions climatiques les plus favorables à la croissance du Gardenia. Ces éléments rendent probable l’hypothèse que Maupiti ait été la première île d’introduction du G. taitensis.

Tout comme la pirogue dans laquelle il a navigué, le tiare tahiti est lui aussi symbole de l’identité culturelle polynésienne. Certaines traditions dans lesquelles on retrouve cette plante sont fortement présentes encore aujourd’hui dans le quotidien des Polynésiens. Il l’est notamment dans la pharmacopée polynésienne où cette plante a une place prépondérante [8]. Ce n’est pas par hasard qu’on la cultive autour des habitations ; l’étude des statuts biogéographiques[2] et de naturalisation[3] des plantes médicinales a pu mettre en évidence une évolution marquée de la pharmacopée (introduction de nouvelles espèces, maladies). Cependant, le tiare tahiti reste toujours une des plantes les plus utilisées dans les remèdes médicinaux malgré ces évolutions, et notamment très prisée pour des remèdes populaires[4]. Ses propriétés sont encore mal connues mais on les suppose semblables à celle de l’aspirine (anti-céphalée et anti-inflammatoire), ceci pouvant notamment s’expliquer par la présence de molécules actives similaires, les esters salicylates [9].

De plus, au-delà de ses propriétés cosmétiques, le monoï traditionnel (mono’i tiare tahiti pour la Société) est lui aussi utilisé comme remède médicinal, ou plutôt de prévention et de protection, souvent en massage, que ce soit chez les nouveau-nés comme chez les enfants, mais aussi pour les adultes (pêches, chasse, danse, etc.). Objet du quotidien, il recèle d’ailleurs une grande diversité de procédés de fabrication « maison ». Enfin, cette étude nous a aussi permis de découvrir que la réalisation de ces objets qui sont des piliers de l’identité culturelle polynésienne sont en fait principalement transmis et réalisés par les femmes polynésiennes (selon plus de 100 enquêtes).

Figure 7 : Usages du tiare tahiti (feuilles et fleurs): mixture de préparation du monoï traditionnel, cuillère et entonnoir pour filtration du monoï, fleurs destinées à l’ornement – Photographe : M. Perchet CC BY-NC-SA 3.0 FR

Bouturé, transporté, cultivé, utilisé dans la confection de différents produits, le tiare tahiti méritait enfin que l’on s’attarde à son itinéraire agronomique. D’abord, diverses techniques horticoles traditionnelles semblent être mieux adaptées à cette plante (traitement à l’eau de mer, rabattage annuel, calendrier lunaire) que certaines techniques modernes (pesticides et intrants chimiques, irrigation). Ensuite, en raison des conditions climatiques spécifiques à chaque île, certaines sont plus favorables à son développement, même si cette plante semble être plastique[5]. En effet, les conditions optimales pour le développement de cette plante sont un sol calcaire, exposée en plein soleil, une faible pluviométrie et soumise aux embruns marins (littoraux). Cela explique par exemple qu’en position littorale à Maupiti le tiare tahiti semble se plaire particulièrement comme en témoignent ses grandes fleurs très odorantes et très prisées, alors qu’en fond de vallée volcanique à Raiatea, l’humidité et l’ombre apportent leur lot d’inconvénients (maladies, fleurs chétives). Des potentiels sont à confirmer sur les atolls[6] calcaires de l’archipel des Tuamotu où cette culture, souvent complémentaire dans les systèmes agricoles de la Société, permettrait un complément non négligeable de revenu à la coprah-culture intensive. Au-delà des aléas climatiques, l’irrégularité du transport de fleurs fraîches obligent l’usage du fret dans certaines îles et reste le frein principal au développement de la filière, corrélée aux conditions de stockage particulières. Enfin, les problématiques foncières liées à la pression démographique et les nombreuses indivisions finissent souvent par contribuer à la disparition des plantations ancestrales.

Finalement, cette étude a soulevé de nombreuses perspectives scientifiques relatives à cette plante voyageuse bien plus qu’ornementale. En effet, une de ses vocations initiales était d’effectuer une analyse préalable pour l’identification de problématiques de recherche tout en répondant à une demande d’acteurs de la filière du tiare. Le contrat semble bien rempli, avec :

  • des perspectives botaniques pour la caractérisation de nouveaux taxons à décrire, et du système de reproduction des Gardenia plus généralement ;
  • des perspectives génétiques pour l’étude approfondie de l’espèce taitensis et de l’ensemble du genre dans le Pacifique ;
  • des perspectives ethnopharmacologiques pour l’étude de la pharmacopée polynésienne avec un focus sur le monoï traditionnel et son utilisation lors des soins prénatals et néonatals ;
  • et enfin des perspectives agronomiques pour une étude approfondie de type diagnostic agricole des îles de la Société, voire de différents archipels de Polynésie.

 

La finalisation du Conservatoire du Tiare Tahiti prévue pour fin 2020 – début 2021 sera donc l’aboutissement de ce travail et permettra ainsi à ces perspectives de se réaliser et d’être partagées. Comme quoi, en horticulture, une plante apparemment ornementale peut réserver bien des surprises !

« Le tiare tahiti c’est notre richesse », Mme T.T. de Maupiti.

P.S. : Initialement décrite lors de l’arrivée de James Cook en Polynésie française le 13 avril 1769, son naturaliste Joseph Banks le décrit sous le nom impropre de Gardenia florida suite à sa confusion avec le jasmin du Cap, G. jasminoides [10]. Il faudra attendre que Dumont d’Urville collecte à nouveau la plante en 1824 puis que de Candolle la décrive en 1830 sous le nom Gardenia taitensis [11]. A cette époque, l’île de Tahiti était encore orthographiée “Taïti” ce qui explique l’absence de “h” dans le nom scientifique qui lui a alors été donné.

Figure 8 : Fleurs de tiare tahiti coupées pour l’élaboration de colliers traditionnels taitensis – Photographe : M. Perchet CC BY-NC-SA 3.0 FR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie :

[1] Perchet M., Comment une meilleure connaissance du tiare tahiti (Gardenia taitensis), fleur emblématique polynésienne permettrait-elle de promouvoir sa filière en Polynésie Française ? (Mémoire de master, AgroParisTech & Museum National d’Histoire Naturelle de Paris, FRA), 2017

[2] Anderson A. & Sinoto Y., New radiocarbon ages of colonization sites of East Polynesia. Asian Perspectives, vol 41, (2): 242-257, 2002.

[3] Smith A.C . Studies of pacific island plants. Xxvii. The genus gardenia (rubiaceae) in the fijian region. Department of botany, university of massachusetts, Amer. J. Bot. 61(2), 1974: 109-128.

[4] Smith A.C. Flora vitiensis nova –a new flora of Fiji (spermatophytes only),vol.4 Angiospermae: Dicotyledones, Families 164-169. Lawai, Kauai, Hawaii : Pacific Tropical Botanical Garden, 1988

[5] Whistler A.W. Polynesian Herbal Medicine. National Tropical Botanical Garden P.O. Box 340, Lawai, Kauai, Hawaii, 96765, 1993

[6] Whistler A.W . Plants of the Canoe People, An Ethnobotannical Voyage through Polynesia. Foreword by Chipper Whichman, National Tropical Botanical Garden, Lawai, Kaua’i, Hawai’i. 241p –pp. 124-125-126, 2009

[7] Pardon D. Les Graines Bijoux de Tahiti et de ses îles (Editions Tahiti ). Au vent des îles, 2016

[8] Pétard P. Plantes Utiles de Polynésie, raau Tahiti, Ed. Revue Augmentée et Illustrée Haere po no Tahiti, 1986

[9] Claude-Lafontaine A., Raharivelomanana P., Bianchini J.-P. Volatile Constituents of the Flower Concrete of Gardenia taitensis. Journal of Essential Oil Research, 4(4) : 335-343, 1992.

[10] Parkinson S. A journal of a voyage to the South seas, in his majesty’s ship “the Endeavour”Journal. Leiden : IDC. 1798

[11] Candolle de A.P. Prodromus systematis naturalis regni vegetabilis. 4. Treuttel & Würtz, Paris, 1830

 

Lexique

[1] Des pieds mâles et des pieds femelles distincts

[2] Distribution géographique des espèces, statut qui répond aux questions : d’où vient cette plante ? Où a-t-elle été importée ? Par qui ? Où vit-elle naturellement ? etc.

[3] Acclimatation naturelle et durable d’une espèce végétale dans une contrée qui lui était étrangère.

[4] On appelle ici “remède populaire” les remèdes pouvant être réalisés par d’autres personnes que les spécialistes de la médecine traditionnelle.

[5] Adaptable à différentes conditions de vie

[6] Iles en forme d’anneau constituée de récifs coralliens entourant un lagon