La Jusquiame noire : l’élite des plantes de sorcières

Hyoscyamus niger, fruitJugée flasque, froide et inesthétique par les anciens, Hyoscyamus niger est pourtant une plante chérie des sorcières et enchanteurs de tous temps. Amateurs de folklore ou cartésiens complets, enfourchez vos balais, le temps d’une envolée en compagnie de cette belle endormeuse qu’est la Jusquiame noire.

Portrait d’une mal-aimée

La Jusquiame noire est une plante annuelle ou bisannuelle visqueuse, à odeur fétide, velue et présentant des feuilles molles : elle n’a apparemment rien pour plaire. Pourtant ses feuilles ovales, gris-verdâtres, parfois largement dentées, sont douces au toucher. Une suavité dérangeante se dégage de ses fleurs vert-jaunâtres et veinées de violet. Le fruit ressemble curieusement à une molaire ; il s’agit en fait d’une capsule remplie de graines (1).

On peut la rencontrer en fleurs de mai à septembre, sur les terrains calcaires, au détour d’une friche… Elle se cultive également à des fins ornementales, mais ne l’est plus pour ses propriétés médicinales car la dose thérapeutique est très proche de la dose létale. Méfiance ! Faisant partie de la grande famille des Solanacées, Hyoscyamus niger contient des alcaloïdes toxiques : scopolamine, atropine et bien sûr hyoscyamine.

 

Hyoscyamus niger, fleur

 

Le monde Antique en est fou

Les effets narcotiques puissants de la Jusquiame sont connus depuis fort longtemps. Il y est déjà fait mention 16 siècle avant notre ère, dans le Papyrus d’Ebers, qui est le plus ancien traité médical qui ait été retrouvé.

Dans la Grèce Antique, elle était utilisée comme anesthésique par les chirurgiens ; mais aussi par les bourreaux compatissants ou corrompus, souhaitant alléger les souffrances des condamnés à mort. Avec son fruit en forme de dent, les dentistes fidèles à la théorie des signatures l’ont prescrite contre les rages inflammatoires et autres abcès de la bouche. Sur les conseils du médecin Dioscoride, on préférait utiliser la Jusquiame blanche, considérée comme moins dangereuse que sa cousine noire, accusée de provoquer la folie.

Son caractère hallucinogène a propulsé la Jusquiame noire au rang des plantes divinatoires sacrées. Ses graines brûlées ont été utilisée par les prêtres du temple de Delphes afin de provoquer des transes chez la Pythie, pour qu’elle leur livre l’oracle du dieu Apollon.

Plus trivial, à l’instar de nombreuses plantes très productives en semences, la Jusquiame noire avait la réputation d’être aphrodisiaque et de stimuler la fécondité. On raconte que portée en amulette par une femme, elle la rendrait « complaisante aux plaisirs de l’amour ». Les effets psychotropes de la Jusquiame seraient suffisamment puissants pour désinhiber les vertus plus farouches (2).

Comme des bêtes

Les Jusquiames sont étroitement liées à la part d’animalité qui existe en chacun de nous. Et ça n’est pas par hasard que dans l’Odyssée, les compagnons d’Ulysse auraient été changés en pourceaux par la magicienne Circé avec… des graines de Jusquiame noire ! Certains témoignages rapportent que dans leurs délires, les consommateurs de Jusquiame ont vu des hordes d’animaux fantastiques et terrifiants, ou ont eu sensation de se transformer en bêtes féroces. Les récits folkloriques associent souvent la Jusquiame aux métamorphoses d’Hommes en animal, et aux légendes de Loup-Garou.

A ce déchainement de folie bestiale d’ajoutent une impression de lévitation ; ainsi, en 1955 l’artiste Allemand Gustave Schenk relate son voyage halluciné : « […] j’avais la sensation enivrante de voler. La certitude effrayante que la dissolution de mon corps allait entraîner ma fin à court terme était compensée par une joie animale de voler… » (3)

Décollage immédiat pour le sabbat 

Dans l’Europe médiévale et à la Renaissance les sorcières s’étaient fait une spécialité des onguents, philtres et fumigations à la Jusquiame noire. Elles s’en enduisaient la peau, ainsi qu’un manche de bois qu’elles enfourchaient à même la peau, car la drogue s’absorbe plus rapidement par les muqueuses ! Ces femmes qui auraient traversé le ciel nocturne à califourchon sur leurs balais n’auraient en fait vécu que des expériences de vol hallucinatoires. Sensations de décollage, visions, confusion mentale : ces frissons se paient cher, au risque de subir des effets secondaires peu anodins comme la tachycardie, la perte de conscience, et parfois l’arrêt respiratoire entraînant la mort (4).

Où se rendaient-elles ? Au sabbat pardi ! Rendez-vous secret mêlant drogues, chants incantatoires et sexualité débridée, le tout en l’honneur du Diable. Assister au sabbat pouvait faire l’objet d’une accusation mortelle face aux tribunaux d’inquisition. Que le sabbat soit une réalité historique, une légende folklorique ou encore un chef d’accusation bien commode pour les inquisiteurs, pour ces femmes marginalisées et persécutées, la prise de substances psychoactives se révélait probablement être un moyen d’échapper à leur condition (5).

Si vous ne craignez pas de vous approcher de la doucereuse et ensorcelante Jusquiame noire, rendez-vous au Conservatoire des Plantes à partir de Mai 2020, lorsqu’elle exposera à nouveau sa gorge d’un pourpre noir !

———————–

(1) COSTE H. (ABBE) – Flore descriptive illustrée de la France de la Corse et de ses contrées limitrophes, Tome 2 – Librairie Scientifique et Technique, 1990, 627 p. ISBN : 2-85367-058-9

(2) DUCOURTHIAL, Guy. Flore magique et astrologique de l’Antiquité. Belin, 2003. 655 p. L’Antiquité au présent. ISBN 2-7011-3286-X

(3) VILA, Christian. Les secrets des Plantes Magiques. Hugo & Cie, 2010. 244 p. ISBN : 9782755606157

(4) BECKER, Georges. Plantes toxiques. Gründ, 1984. 224 p. ISBN : 2-7000-1811-

(5) MICHELET, Jules. La Sorcière, 1862. Édition numérique proposée par publie.net, première mise en ligne le 30 octobre 2011. ISBN 978-2-8145-0544-5